Bilan de la Saison France-Portugal 2022

Entre février et octobre, durant 262 jours de créations et d’échanges sur les thématiques de la transition écologique et solidaire, l’Océan, l’égalité de genre, l’investissement de la jeunesse, le respect de la différence et les valeurs d’inclusion, et l’Europe de la Culture, 4 000 artistes et experts ont traversé́ nos deux frontières pour donner naissance à 410 projets labellisés dans 150 villes en France et au Portugal.

Au total, ce sont plus de 3 millions de spectateurs et visiteurs qui ont célébré la proximité et l’amitié qui lient nos deux pays !

Interviews, photos et vidéos, revivez une sélection de moments forts de cette Saison France-Portugal 2022 à travers l‘édition enrichie du Bilan de la Saison.


Interview Emmanuel Demarcy-Mota

Emmanuel Demarcy-Mota


Le Président de la Saison France-Portugal 2022 en tire un premier bilan

La Saison France-Portugal a débuté en février 2022 et se termine ce mois d’octobre. Elle a traité de plusieurs thèmes comme l’égalité de genre, la parité, le développement durable, l’océan, la diversité et l’inclusion. Pourquoi ces choix ?  Sont-ils essentiels selon vous aujourd’hui ? 

Il est en effet important de rappeler que cette Saison France-Portugal 2022 n’était pas seulement la volonté de célébrer les arts, la science et les cultures de nos deux pays mais aussi, et ce fut mon souhait le plus cher, d’embrasser toutes les thématiques que vous évoquez. À mes yeux, il s’agit davantage d’une nécessité que d’un choix car nous devons écouter et aborder les questions de nos sociétés respectives qui portent en elles les nouveaux combats de notre temps : l’environnement, la jeunesse, la question de l’inclusion, la question du genre et de l’intersectionnalité. Ainsi, pendant 9 mois et deux ans de travail en amont, nous avons œuvré pour que les projets défendus par cette Saison entre les deux pays embrassent toutes ces problématiques en exprimant leurs singularités et leurs façons d’habiter le monde.

Notre volonté est plus ample, celle d’insuffler, par une collaboration de deux pays européens en regard de leurs histoires respectives, une Europe de la culture, de l’ouverture et du partage. C’est un engagement fort, dans un contexte de crise, de guerre aux portes de l’Union européene et de repli sur soi. Face à ces urgences, nous avons voulu proposer une vision créative et positive du monde.

C’est pour cela que la Saison France-Portugal 2022 se devait d’accompagner toutes les innovations – qu’elles soient celles de la pensée, de la science ou des entreprises – et être un catalyseur puissant en un processus combiné de réflexion et de création. Il était donc très important pour moi que nous puissions proposer un grand nombre de projets spécifiques : le Forum sur l’égalité à Angers et Guimarães (qui s’est tenu les 18,19 et 20 octobre 2022), le forum sur les Océans, les collaborations scientifiques inédites, les festivals et les spectacles avec des jeunes artistes français et portugais, les collaborations scientifiques binationales, les moments de fête, les appels à la création…

Nous avons eu la chance de vivre un week-end d’ouverture de la Saison (février 2022) d’une grande richesse avec des artistes ambassadeurs comme la très grande pianiste Maria João Pires et les chanteurs de fado Carminho et Camané. Ce même week-end, le Théâtre de la Ville et le Théâtre du Châtelet s’étaient associés pour réunir et inviter la jeune scène musicale portugaise, créant la surprise avec les groupes Sopa de Pedra, João Berhan et Luca Argel. Depuis ce week-end d’ouverture, près de 400 projets ont vu le jour, créant des amitiés nouvelles et des collaborations pérennes. Tout cela fut (et est encore) une ode à la diversité si nécessaire pour comprendre le monde dans lequel nous vivons.

Très bientôt, à la fin du mois d’octobre, nous célébrerons la clôture de la Saison à Lisbonne avec des artistes des deux pays.

Quel a été votre rôle en tant que président de la Saison France-Portugal 2022 ?

Tout d’abord, je voudrais dire que je suis très heureux d’avoir été nommé par les ministères des Affaires étrangères et de la Culture des deux pays. C’est une situation exceptionnelle d’être nommé par deux gouvernements. J’ai la chance en tant que président d’avoir une équipe extraordinaire, ainsi que Manuela Júdice et Victoire di Rosa comme commissaires générales. Leur travail et leur volonté de co-construire un programme et de suivre cette idée qui est pour moi fondamentale, « deux pays une seule équipe », a permis le très bon déroulement de cette Saison. Il faut imaginer la Saison comme une célébration d’amis, le lieu de rencontres pour l’avenir et dont le collectif est la force première.

Ainsi, mon rôle comme président est d’abord de créer des ponts, de nouvelles passerelles entre deux pays que je connais bien et leurs structures respectives afin de produire des liens d’amitié et de dialogues qui puissent être le moteur de créations et de partenariats à venir. Parler du collectif n’est pas juste un mot vain. Faire du collectif, aujourd’hui, n’est pas une chose si évidente, surtout après une pandémie qui nous a tous enfermés, souvent de façon très solitaire. Là encore, il s’agit d’une nécessité.

Retrouver le goût d’être ensemble fut aussi le cap de cette saison. Et ce rôle ne put être tenu que grâce à Manuela Júdice et Victoire di Rosa ainsi que l’Institut français, le Camões et le Bureau de la Stratégie, de la Planification et de l’Évaluation Culturelles (GEPAC) – Ministère de la Culture du Portugal, dont le dynamisme et le travail extraordinaire sont le reflet de la qualité et de la grande et belle diversité des projets qui ont vu le jour au Portugal et en France.

Le rôle des commissaires est à cet égard éminemment créatif : elles doivent faire le lien et inventer avec chaque partenaire des modalités, des projets spécifiques qui, additionnés, ont formé l’identité, la vitalité et la personnalité de cette Saison.

 

Vous êtes français mais votre mère est d’origine portugaise, quel lien entretenez-vous avec le Portugal ? Cette Saison revêt-elle pour vous une émotion particulière du fait de vos origines ? 

Bien sûr ! Il est rare de pouvoir célébrer deux cultures en même temps. Plus que cela, il est rare de pouvoir les lier de façon palpable et de célébrer une amitié culturelle et créative avec tant de force et de possibilités. Les personnes binationales ou qui ont vécu dans plusieurs pays savent ce qui éclot à l’intérieur d’elles : les différents us et coutumes, les différents modes de faire, de consommer, d’aimer, de parler… Cette double culture est une chance, et cette Saison a souhaité mettre cette chance en partage pour donner lieu à une dynamique qui s’élargit, se diffuse, rayonne et réveille.

Mon lien avec le Portugal est très fort et l’a toujours été. Ma mère portugaise, Teresa Mota, exilée en France en 1962 était une grande amoureuse de ce pays et de sa culture ; Mon père français, Richard Demarcy, était quant à lui amoureux du Portugal et de son histoire. Ils m’ont transmis chacun à leur manière leurs goûts pour ces deux cultures, passions, façons de faire et de vivre. Plus que cela, ils ont entrelacé et enrichi en théâtre et en littérature, en musique et en arts les deux patrimoines de la France et du Portugal. J’ai la chance de le faire aujourd’hui à ma manière comme président de cette Saison et de chercher à le partager avec le plus grand nombre.

Le Portugal et la France ont une histoire en commun. Ce passé est-il important pour vous lors de cette Saison ? 

Le plus important, me semble-t-il, est l’histoire commune que nous souhaitons vivre demain. Quel héritage le passé nous donne-t-il et vers où nous mène-t-il ?

Le Portugal est sorti d’une dictature depuis moins de 50 ans. La plupart des grands artistes antifascistes qui ont fui cette dictature sont venus à Paris pour créer. Ce fut le cas des illustres chanteurs portugais des années 60 et 70 tels que José Mario Branco, Sergio Godinho, José Afonso. Ce que les gens savent moins c’est que Jacques Brel, Léo Ferré et Georges Brassens ont tous, comme artistes, beaucoup influencé ces créateurs portugais.

En même temps, la diaspora portugaise venue en France, qu’elle soit intellectuelle ou non, a eu un rôle très important dans la construction de la France. Elle a façonné la France. Plus récemment, on a pu voir un grand nombre de Français partir habiter au Portugal. Il existe un flux constant entre nos deux pays, un flux de personnes, d’idées, de connaissances, de sciences et d’arts.

Cette Saison est le résultat de cette amitié et de ces héritages. Elle est aussi une façon d’insuffler à cette amitié une composante plus contemporaine, pour un avenir meilleur et créateur. Une Europe qui défend un nouvel humanisme pour ce XXIeme siècle.

Quel bilan tirez-vous de cette Saison ?

Plusieurs bilans ! Cette Saison fut une réelle réussite sur tous les plans. Nous avons proposé des programmes binationaux inédits, accompagné des artistes portugais qui n’étaient jamais venus en France et vice et versa, vu un nombre époustouflant de nouvelles créations, fait collaborer des lieux qui ne s’étaient jamais rencontrés et parlés… Ainsi, nous avons réussi à créer des liens, des amitiés, des nouvelles cartographies de travail, ce qui était l’une des grandes ambitions de cette Saison. Nous avons montré que le travail collectif entre deux pays permet de réaliser des choses extraordinaires.

Ensuite, les thématiques que nous avons défendues tout au long de la Saison, nous l’avons vu, sont plus essentielles que jamais. Que nous parlions d’inclusion ou d’environnement, de créations ou d’ouverture d’esprit, il nous faut continuer ces combats, toujours, quelles que soient les difficultés. Au long de la Saison France-Portugal 2022, la guerre en Ukraine a éclaté, et nous voyons un rejet de l’autre de plus en plus clamé dans certaines régions du monde. Il me semble que cette Saison a su montrer par son travail et ses projets qu’il est important de garder une vision positive du monde et des peuples.

Enfin, Le bilan principal est sans doute celui-ci : cette Saison ne prend pas fin. Car nous avons créé des liens indéfectibles entre les institutions et les êtres, de nouvelles amitiés. La Saison franco-portugaise, luso-française est rhizomique et pérenne grâce au grand travail des équipes. Une saison de deux pays qui s’inscrit dans une Europe ouverte sur le monde.

Il y aura un après Saison, je m’y engage, car il s’agit d’un espoir pour la jeunesse des deux pays comme pour l’Europe de la Culture. Nous devons évidemment le faire avec modestie au vu du contexte difficile de 2022 – la guerre en Ukraine ainsi que les autres crises dans le monde – et afin d’affirmer notre engagement pour la fraternité et la solidarité.


Cláudia Alves

Cláudia Alves

(a co-réalisé avec Irvin Anneix les capsules portugaises)

Cláudia Alves, née à Lisbonne en 1980 est une artiste visuelle et cinéaste indépendante.

Elle est diplômée en réalisation de documentaires à l’Escola Internacional de Cinema de San António de Los Baños (Cuba).

Elle a travaillé comme réalisatrice et photographe dans plusieurs courts et moyens métrages au Portugal, au Brésil et à Cuba. Ses films ont été diffusés à la télévision portugaise (RTP2), projetés et primés dans plusieurs festivals internationaux.

Son court métrage « Compacta y Revolucionaria », sur les contradictions de la situation cubaine actuelle, a été récompensé par le prix « Caracol » – meilleure réalisation – décerné par l’Union des écrivains et artistes cubains (UNEAC). Le même film a reçu le prix du meilleur court métrage au festival « Cine Verité » (Téhéran) et celui du meilleur documentaire d’école de cinéma au festival MIFEC.

« Tales on Blindness » est son premier long métrage, un essai documentaire sur le contexte de la présence portugaise en Inde.

Elle vient de terminer son documentaire « Le Premier Jour » et se prépare à tourner son long métrage sur les infirmières portugaises en France pendant la Première Guerre mondiale.


Irvin Anneix

Irvin Anneix est un artiste vidéaste qui vit et travaille en France. Il réalise des films documentaires diffusés sous la forme de web-séries sur les réseaux sociaux et d’installations vidéo pour les institutions culturelles et les théâtres.

Pour ses projets, Irvin met en place des dispositifs qui donnent la parole à ceux qui ne l’ont pas dans les médias traditionnels : les seniors, les adolescents, intersectionnels, issus des quartiers populaires ou de la ruralité.

Il s’intéresse aux sujets liés à l’intime, à l’identité, au corps, à la sexualité, à la mémoire familiale et à la transmission.

Avec ses projets, il a développé un processus de création unique qui passe par l’utilisation des réseaux sociaux : casting, création de communautés virtuelles, formation et accompagnement en ligne, réalisation en auto-filmage… Dans une volonté d’imposer une relation d’égal à égal, Irvin définit un cadre créatif et se positionne en retrait, pour laisser aux participants la liberté de s’emparer d’une idée et d’exprimer toute leur créativité.

Pour son premier projet « Mots d’ados », produit par narrative, il a collecté pendant cinq ans, des journaux intimes, virtuels et manuscrits, rédigés par des adolescents, qu’il a ensuite fait lire par d’autres adolescents au travers d’une cabine de lecture itinérante en France, inaugurée au Centre Pompidou de Paris en 2016.

Ses deux co-réalisations actuellement en production abordent la question des transitions à l’adolescence. D’abord corporelles, avec « Extra—filtres », qui invitent à des adolescents à inventer des filtres qui réinventent les normes de corps et de genre sur les réseaux sociaux, puis les transitions générationnelles, avec « Objets — Relais », où il demande à des adolescents de ramener en classe, des objets de leurs ancêtres qui croisent la grande histoire avant de les scanner en 3D pour s’approprier leur mémoire familiale.
Miroir de notre société, les œuvres d’Irvin Anneix dressent une sociologie de la jeunesse actuelle. Il se dégage des projets d’Irvin Anneix une vérité, une parole libre qui documente l’adolescence de l’intérieur, loin des clichés que l’on a sur cet âge.
https://irvinanneix.fr

Lire aussi l’interview d’Irvin Anneix sur le site de l’Institut français 


Interview Jean Lemierre

Jean Lemierre


Président du Comité des Mécènes de la Saison France-Portugal 2022
Président du Conseil d'Administration de BNP Paribas

Vous avez présidé le Comité des mécènes de la Saison France-Portugal. Quel a été votre rôle en tant que Président de ce Comité ?

Au-delà de mon engagement depuis des années en faveur du développement des relations entre nos deux pays, la Saison France-Portugal a été concomitante avec la Présidence française de l’Union Européenne au 1er semestre 2022. Elle s’est inscrite dans le projet de relance du projet européen, voulu par le Président de la République française et le Premier ministre portugais, à travers une Europe de la culture et du savoir.
C’est pourquoi, j’ai naturellement accepté la demande du Secrétaire d’État aux Affaires Européennes, Clément Beaune, au printemps 2021, de rassembler et d’animer une équipe d’entreprises mécènes partageant les valeurs et le projet de la Saison France-Portugal.

– En quoi la Saison s’inscrit-elle dans la politique de mécénat de BNP Paribas ?

BNP Paribas est présent depuis 1985 au Portugal. Les grandes orientations de la Saison ont valorisé la dimension européenne du projet franco-portugais dans des champs d’intervention aussi divers que la culture, la solidarité, l’environnement et l’économie. Cette approche pluridisciplinaire est une marque de fabrique du mécénat de BNP Paribas et nous a permis de souligner la proximité et l’amitié qui lient nos deux pays. La Saison s’est attachée à mettre en valeur l’excellence de nos artistes, penseurs, scientifiques et entrepreneurs dans la perspective d’un renforcement des bases de notre coopération dans des domaines prioritaires pour la jeunesse.

– Quel bilan faites-vous de l’engagement des mécènes ?

La Saison a eu pour vocation d’être un véritable tremplin pour valoriser les activités de nos entreprises au Portugal et en France et de permettre l’émergence de nouveaux partenariats. En quelques mois, ce sont plus d’une dizaine d’entreprises qui ont répondu à l’appel et, grâce à leur mobilisation exceptionnelle, ont apporté une contribution significative au financement de la Saison. Je tiens bien sûr à remercier chacune d’entre elles pour leur investissement : Crédit Agricole, Inetum, Fondation TotalEnergies, Vinci, BNP Paribas, LVMH, Saint-Gobain, Euronext, Fondation Engie, AR FranceInvest et Banque BCP.
Elles auront permis la réalisation de plus de 30 projets sur l’ensemble des territoires de nos deux pays et pour tous les publics.

– Comment voyez-vous, comme président d’un grand Groupe européen, les relations entre la France et le Portugal ?

Les relations entre nos deux pays sont historiques, fortes, empreintes d’une grande confiance et de solidarité.
Patrimoine et création contemporaine, recherche scientifique et biodiversité, innovation technologique et développement économique, la Saison France- Portugal 2022 a réussi à mettre en valeur de multiples nouveaux talents en associant la jeunesse des deux pays.
L’élan exceptionnel donné par cette Saison doit se poursuive et fortifier encore les relations entre nos deux pays.

Crédits photo ©Guia Besana


António Reis et Margarida Cordeiro

António Reis est né en août 1927 à Valadares et meurt à Lisbonne, en 1991. Magarida Cordeiro née en 1939, à Mogadouro.

Infatigable opposant à l’Estado Novo, António Reis est d’abord poète, peintre et sculpteur mais aussi sociologue.
Il devient assistant pour Manoel de Oliveira sur Acte du printemps (1962), pierre angulaire du nouveau cinéma lusitanien, puis réalise dans la foulée deux documentaires, premières esquisses d’un art en devenir où se mêleront de manière inédite poésie et ethnographie.

C’est sur le tournage de Jaime, en 1974, qu’il rencontre sa compagne, la psychiatre Margarida Cordeiro. Jaime, un moyen métrage, sort le 2 mai 1974, juste après la révolution des oeillets. Jaime, documentaire anthropologique, raconte l’histoire d’un ouvrier agricole schizophrène, enfermé dans un hôpital psychiatrique et qui à la fin de sa vie se met au dessin.
Ce film, l’un des jalons du Novo Cinema, prix du meilleur court métrage au Locarno Festival, est qualifié par João César Monteiro d’« un des plus beaux films de l’histoire du cinéma ». Avec Jaime, António Reis et Margarida Cordeiro développent une pratique nouvelle du montage, « vibration hallucinatoire et violence magique » et inventent un style propre, fait d’accumulation d’émotions, de strates narratives discontinues, qui influencera nombre de cinéastes.

Le couple réalise ensemble trois longs métrages (Tras-os-Montes en 1976, Ana en 1982, et Rosa de Areia, leur dernier film en 1989) qui leur vaudront l’admiration d’autres poètes, Jean Rouch, Joris Ivens, Jean-Marie Straub, ainsi que d’une nouvelle génération de cinéastes portugais.
La campagne portugaise, et plus particulièrement la région dont est originaire Margarida Cordeiro est au centre de leur univers cinématographique. Alors que le pays vit en plein exode rural, le couple pose son regard sur ces campagnes, bien loin du folklore, au plus près d’une exploration intime des hommes et de la terre.
À propos de Tras-os-Montes, Rouch écrivit un jour : « Jamais à ma connaissance un réalisateur n’avait entrepris avec une telle obstination l’expression cinématographique d’une région : je veux dire cette communion difficile entre les hommes, les paysages, les saisons. Seul un poète déraisonnable pouvait mettre en circulation un objet aussi inquiétant. »
C’est aussi la campagne qui est filmée dans Ana, histoire de quatre générations de femmes. Dans les Cahiers du cinéma, Yann Lardeau écrit à la sortie du film : « Ana est la pulsation lente, régulière, cyclique de cette terre, le cycle éternel d’une nature mythologique au cœur de laquelle habite l’homme, un paysage de naissance du monde. »
Leur dernier film, Rosa de Areia est plus conceptuel et abstrait :succession onirique de références, de sons , d’apparitions de personnages, de mots…

La cinémathèque française rend hommage à ce couple en présentant leurs trois longs métrages, ainsi que Jaime et deux courts métrages antérieurs de Reis. Cette rétrospective s’accompagne d’une programmation autour du jeune cinéma portugais.

Filmographie

António Reis
1959 : Auto de Floripes (coréalisation)
• 1963 : Painéis do Porto
• 1964 : Do Rio ao Céu (coréalisation avec César Guerra Leal [archive])
• 1966 : Alto do Rabagão (coréalisation avec César Guerra Leal)

António Reis et Margarida Cordeiro
• 1974 : Jaime
• 1976 : Trás-os-Montes (coréalisation)
• 1982 : Ana  (coréalisation ).
• 1989 : Rosa de Areia (coréalisation)

 


Ana Jotta

Ana Jotta est née en 1946 à Lisbonne, où elle vit et travaille. Après des études à l’École des Beaux-Arts de Lisbonne (1965-1968) et à l’École d’Architecture et d’Arts Visuels de l’Abbaye de la Cambre à Bruxelles (1969-1973), elle embrasse dans les années 1970 une carrière d’actrice et de scénographe (théâtre, cinéma) avant de se consacrer aux arts visuels à partir des années 1980.

Collectionneuse et « glaneuse » s’appropriant et redonnant vie aux objets, images, écrits et inventions des autres, qu’ils soient artistes ou simples faiseurs, elle remet en jeu les notions de style, de discipline et d’originalité dans une pratique foncièrement libre et protéiforme, attentive au langage et aux correspondances.
Sa pratique explore tous les médiums artistiques : peinture, sculpture, installation, son, photographie, mais également des techniques associées aux arts dits mineurs (couture, broderie, poterie).
Extrêmement variée, son œuvre s’affranchit de tout style proprement identifiable, récusant la notion même de signature.

Selon l’expression du commissaire d’exposition João Fernandes, « dans l’œuvre d’Ana Jotta, l’art est au cœur d’une bataille entre invention et conventions ». Autant intéressée par la culture « officielle » et certains grands noms de la modernité (Marcel Broodthaers, Philip Guston, Francis Picabia) que la culture populaire (Félix le chat, les magazines grand public, le cinéma, Instagram dont elle se sert comme d’un tentaculaire journal de bord), Ana Jotta échappe à toutes les classifications, avec toujours une ironie mordante et une grande intelligence de l’espace et du collage. En ce sens, sa démarche réconcilie, depuis près de quatre décennies, une ambition démesurée – l’adéquation entre l’art et la vie, la volonté d’embrasser sans hiérarchie toutes les formes d’expression artistique – et une humilité permanente – celle de la glaneuse redonnant vie aux objets, images et inventions des autres, qu’ils soient célèbres ou inconnus, qu’elle les collecte dans les livres ou au marché aux puces.

En 2014, Culturgest (Lisbonne) lui a consacré une exposition rétrospective, La Conclusion de la Précédente, neuf ans après celle organisée par le Museu Serralves (Porto), intitulée Rua Ana Jotta.
Parmi ses expositions importantes récentes, citons TI RE LI RE, Le Crédac, Ivry-sur-Seine, 2016 ; Portuguese Handicraft, Établissement d’en face, Bruxelles, 2016 ; Ana Jotta. Bónus, MAAT, Lisbonne, 2017 ; Three Moral Tales, Konsthall, Malmö, 2019 ; Al Cartio and Constance Ruth Howes from A to C, avec Ricardo Valentim, Gulbenkian Foundation, Lisbonne, 2019 ; Inventória, Casa São Roque–Centre de Arte, Porto, 2020.

Pour le Festival d’Automne à Paris, elle propose deux expositions : Une chambre en ville à la Cité Internationale des Arts et A comme Encre, rétrospective de ses œuvres imprimées au centre d’art Immanence. Elle est également présente dans l’exposition collective Les Péninsules Démarrées au Frac Nouvelle-Aquitaine Méca à Bordeaux.

 


Marlene Monteiro Freitas

Née en 1979 sur l’île de Sal, au Cap-Vert, Marlene Monteiro Freitas étudie la danse à Bruxelles, à l’école P.A.R.T.S et à Lisbonne, à la Fondation Calouste Gulbenkian. Elle revient ensuite dans son pays natal et fonde la compagnie Compass.
Danseuse et chorégraphe, elle multiplie les collaborations, avec Emmanuelle Huynn, Loïc Touzé, Tânia Carvalho, Boris Charmatz….

Elle créé Jaguar (2015) ; d’ivoire et chair – les statues souffrent aussi (2014) ; Paradis – collection privée (2012-13); (M)imosa (2011), une co-création avec Trajal Harell, François Chaignaud et Cecilia Bengolea, Guintche (2010), A Seriedade do Animal (2009-10), Uns e Outros (2008), A Improbabilidade da Certeza (2006), Larvar (2006), Primeira Impressão (2005), des œuvres dont le dénominateur commun est l’ouverture, l’impureté et l’intensité.

Marlene Monteiro Freitas juxtapose les disciplines artistiques, partage des pratiques collectives et continue un travail de recherche. La culture carnavalesque de son île est une source d’inspiration. Le grotesque, les masques, les faux semblants et les excès traversent son œuvre. Elle aime se grimer et semer le trouble. Elle ne cesse de jouer sur l’étrangeté, avec son corps, avec son visage qu’elle transforme et transfigure avec une galerie de grimaces hallucinées.

En 2017, la Société des Auteurs Portuguais lui remet le prix de la meilleure chorégraphie pour Jaguar, et elle reçoit la même année une distinction du gouvernement du Cap Vert. Elle crée en 2018 Canine Jaunâtre 3 pour la Batsheva Dance Company, et reçoit la même année le Lion d’Argent Danse de La Biennale de Venise. Elle est artiste associée à O Espaço do Tempo (Montemor-O-Novo, PT) et Estúdios Victor Córdon (Lisbonne) et cofondatrice de P.OR.K., structure de production basée au Portugal.

Les huit spectacles présentés au Festival d’Automne à Paris dessinent un « portrait » multiforme de cette artiste inclassable.

 


Joël Pommerat

 

Né en février 1963 à Roanne, Joël Pommerat voulait devenir comédien. A 23 ans, il renonce à sa vocation première et s’engage dans l’écriture théâtrale. Les comédiens, il les sublimera dans ses spectacles !
En 1990, il fonde sa compagnie Louis Brouillard et monte uniquement ses propres textes, écrits à partir du travail au plateau de ses interprètes.
Auteur et metteur en scène prolifique, il s’impose très vite dans le théâtre contemporain.
Reconnaissables entre toutes, ses créations jouent avec nos perceptions. Son théâtre est qualifié de visuel : la lumière, qu’il travaille avec le scénographe et créateur lumière Eric Soyer qui l’accompagne depuis plus de vingt ans, a une place centrale dans sa dramaturgie. Ses noirs, aussi profonds et pleins que des Soulages, rythment les spectacles, remplissent les vides temporels et spatiaux, embarquent le spectateur dans un monde singulier d’apparitions et de disparitions. Son univers est également sonore, avec une place toujours centrale de la musique.

Ses textes, en prise avec le réel, même quand il revisite et réécrit les contes, – Cendrillon, Pinocchio, Le Petit Chaperon rouge– interrogent nos représentations. Qu’il évoque le monde du travail, celui de la famille, du couple ou de l’adolescence,  il trouve une vérité dans une subtile alchimie entre l’intime et le spectaculaire, le limpide et le trouble, le net et le brouillard…

En 1995, il crée Pôles, premier texte artistiquement abouti à ses yeux. C’est aussi le premier à être publié en 2002.

En 2004, au Théâtre National de Strasbourg il créé Au monde, premier grand succès public et critique de la compagnie. Avec la trilogie Au monde (2004), D’une seule main (2005) et Les Marchands (2006), Joël Pommerat aborde le réel dans ses multiples aspects, matériels, concrets et imaginaires.

En 2006, Au monde, Les Marchands et Le Petit Chaperon rouge sont reprises au Festival d’Avignon, où Joël Pommerat créé Je tremble (1 et 2) deux ans plus tard. Il poursuit sa réécriture des contes avec Pinocchio en 2008 et Cendrillon en 2011. En 2010, il présente Cercles/Fictions dans un dispositif circulaire, qu’il explore à nouveau dans Ma Chambre froide l’année suivante. En 2013, il met en scène La Réunification des deux Corées dans un espace bi-frontal. En 2015, il crée Ça ira (1) Fin de Louis, une fiction vraie inspirée de la Révolution française. La dernière représentation mondiale de Ça ira, Fin de Louis, aura lieu à Lisbonne, au Teatro Nacional Dona Maria II, pour la clôture de la Saison France-Portugal 2022.
Depuis 2014, il mène des ateliers en prison. Fin 2017, il crée Marius à la Maison Centrale d’Arles avec des détenus de longue peine, un travail conduit en collaboration avec Caroline Guiela Nguyen depuis 2014. En novembre 2019, Contes et légendes, explore l’adolescence à travers une fable dystopique peuplée de robots.

À l’opéra, Joël Pommerat a collaboré avec Oscar Bianchi en adaptant sa pièce Grâce à mes yeux : Thanks to my eyes créée au Festival d’Aix-en-Provence en 2011. En 2014, il présente Au monde, transformée en livret avec la collaboration de Christian Longchamp et mise en musique par Philippe Boesmans : l’œuvre est créée au Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, et reprise à l’Opéra Comique en 2015. Pour le Festival d’Aix-en-Provence 2017, il adapte sa pièce Pinocchio pour une nouvelle collaboration avec Philippe Boesmans. L’Inondation est son quatrième opéra, le premier suscitant l’écriture d’un livret original, écrit à partir de la nouvelle d’Evgueni Zamiatine et mis en musique par Francesco Filidei.

Joël Pommerat a reçu de nombreux prix pour son œuvre. Régulièrement nominé aux Molière, il a été lauréat à deux reprises du Molière de l’auteur francophone vivant, en 2011 pour Ma Chambre froide et en 2016 pour Ça ira, Fin de Louis.
Depuis ses débuts, il a été soutenu par de longs partenariats avec le Théâtre de Brétigny-sur-Orge et le Théâtre Paris-Villette. À l’invitation de Peter Brook, il a également été artiste en résidence au Théâtre des Bouffes du Nord entre 2007 et 2010. Il a ensuite été artiste associé au Théâtre National Bruxelles-Wallonie ainsi qu’à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Depuis 2014, il fait partie de l’association d’artistes de Nanterre-Amandiers. La Compagnie Louis Brouillard est également associée à la Coursive/Scène Nationale de La Rochelle et à la Comédie de Genève.

Il est revenu sur sa démarche artistique dans deux ouvrages : Théâtres en présence (2007) et, avec Joëlle Gayot, Joël Pommerat, troubles(2010). Tous ses textes sont publiés aux Éditions Actes Sud-Papiers.

 


Interview Tiago Rodrigues

Tiago Rodrigues


Le metteur en scène, tout nouveau directeur du Festival d’Avignon, nous livre ses ressentis sur son futur rôle, ses dernières créations, sur la Saison France-Portugal 2022. A travers le prisme de la culture et de la création, il porte un regard sur nos sociétés contemporaines.

– Votre actualité immédiate ce sont les deux spectacles présentés au Festival d’Automne à Paris, dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 : Dans la mesure de l’impossible, au Théâtre de l’Odéon à partir du 20 septembre, puis en tournée, et Catarina et la beauté de tuer des fascistes, aux Bouffes du Nord en octobre.
Comment pourriez-vous les définir ?

Dans la mesure de l’impossible, c’est mon spectacle le plus récent, créé en février dernier à la Comédie de Genève. C’est le résultat d’une recherche auprès d’une trentaine d’humanitaires, surtout du Comité International de la Croix Rouge et de Médecins sans frontières. C’était un projet qui initialement allait se faire en observation sur le terrain mais le Covid a empêché cette recherche. Je me suis dit que c’était quand même important de faire le spectacle même, et surtout, dans les circonstances difficiles comme celle de la pandémie. Les humanitaires eux-mêmes ne travaillent jamais dans des conditions idéales, doivent faire face à des contraintes importantes, en situation de conflit, d’urgence, On a décidé, avec toute l’équipe du spectacle, au lieu de me faire voyager pour observer, de faire venir ces humanitaires dans la salle de répétition de la Comédie de Genève et de les interviewer tous ensemble. Ça a beaucoup changé le projet.

– Quel était l’objectif ?

On voulait comprendre cette expérience parfois limite, extrême des humanitaires qui vont partout dans le monde ou parfois dans leur propre pays. On en a interviewé une trentaine pour comprendre si cette expérience, très proche de la catastrophe, du danger, de la souffrance, de la violence parfois, transformait leur regard sur le monde, alors qu’ils ont, pour la plupart d’entre eux, cette expérience d’être entre deux mondes : un monde où il y a l’accès aux choses essentielles et un monde où tout manque.

Raconter l’histoire de quelqu’un qui racontait une histoire nous a libérés et permis de trouver la beauté et le plaisir qu’on peut trouver dans une histoire tragique.

– Le fait que vous n’ayez pu être sur le terrain vous a donc contraint à observer un récit et non pas des actions ?

On a fini par faire une pièce qui ne parle pas du monde mais qui parle de la façon dont les humanitaires décrivent le monde tel qu’ils le connaissent et la façon dont nous, des artistes de théâtre, pouvons filtrer, traduire vers la scène cette parole qui appartient aux humanitaires mêmes. En ce sens, c’est aussi une pièce sur une façon de parler du monde.
C’est plus proche de ce que moi je cherchais à faire avec ce projet, plus qu’une recherche journalistique sur le terrain. C’est un peu comme les Mille et une nuits, on est toujours en train de raconter l’histoire de quelqu’un qui raconte une histoire, on ne parle jamais directement, on ne parle jamais d’une catastrophe, d’un conflit, d’un dilemme vécu, on parle toujours de quelqu’un qui nous raconte ce qu’elle iu il a vécu. Raconter l’histoire de quelqu’un qui racontait une histoire nous a libérés et permis de trouver la beauté et le plaisir qu’on peut trouver dans une histoire tragique.

– Le deuxième spectacle, c’est Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Une pièce qui a fait polémique…

Catarina et la beauté de tuer des fascistes c’est une création, également fruit de la pandémie. Elle a été créée en septembre 2020. Après plusieurs reports à cause de la pandémie,  elle arrive à Paris, au Festival d’Automne et dans d’autres théâtres français qui ont coproduit le spectacle, à Toulouse, à Cherbourg, à Caen… deux ans après la date initialement prévue. Cette pièce parle de la menace de la montée des extrémismes d’extrême droite, du populisme d’extrême droite d’inspiration fasciste mais aussi de la façon dont cette menace à la démocratie nous pose des questions sur la place de la violence et de l’illégalité comme possibilité de défense de la démocratie, soit à travers la lutte armée, soit à travers la violence. Ce sont des questions pour moi très profondes dans notre société européenne aujourd’hui. Malheureusement, même avec un report de deux ans, la pièce n’a pas perdu son actualité, pas seulement au Portugal mais aussi en France.

– Dans la mesure de l’impossible  parle du réel, Catarina est une fiction ?

Il y a beaucoup de recherches aussi dans Catarina, sur la montée des populismes partout dans le monde mais, contrairement à Dans la mesure de l’impossible, c’est une pièce profondément fictionnelle, même s’il y a des points de contacts avec l’histoire de la résistance antifasciste au Portugal pendant la dictature au XXème siècle.
C’est un portrait dystopique de la société portugaise en 2028, où le résultat des élections législatives c’est une majorité absolue de l’extrême droite d’inspiration fasciste. Cette projection dystopique est le résultat aussi de la pandémie. Quand j’ai commencé à écrire la pièce, avant le Covid, on était en début de répétition en février/mars 2020 et j’écrivais très nourri par le fait qu’au Portugal, lors des législatives d’octobre 2019, il y avait eu, pour la première fois depuis la révolution et le début de la démocratie, un élu d’extrême droite à l’assemblée nationale portugaise. Ça a été un choc pour moi comme pour beaucoup de Portugais qui avaient presque une fierté de dire qu’ « au Portugal, l’extrême droite n’a pas d’expression, on est immunisé par rapport à ce problème européen ». Soudain on ne l’était plus. Pour la première fois il y avait une expression, une représentativité de cette force antidémocratique que l’on peut encore trouver dans la société portugaise. C’est à la fois un résidu presque archéologique de 48 ans de dictature mais aussi une émergence d’un populisme du XXIème siècle, qu’on trouve chez Bolsonaro au Brésil, Trump aux Etats-Unis, et dans beaucoup de pays européens. Cela menace la construction européenne au-delà de menacer bien sûr la paix, la démocratie, les libertés et les droits des citoyens.

– Comment procédez-vous pour l’écriture et la mise en scène ?

Je travaille toujours en collaboration avec toute l’équipe. Je discute beaucoup pour écrire mes pièces. J’écris au fur et à mesure des répétitions. Pour Catarina il y avait beaucoup de débats politiques dans la salle de répétition, beaucoup de recherches, de lectures. Je me disais « on va écrire sur le moment présent, sur l’aujourd’hui, sur la première page du journal ». J’ai commencé à écrire la pièce et soudain, premier confinement, on ne sait pas ce qu’on va faire pour la pièce, comment on va répéter…
On essaie de faire quelques visios mais on n’arrive pas à faire du théâtre en visio. On est coincé. J’ai beaucoup parlé au téléphone avec les acteurs.
Notre vie était bien organisée, on savait ce qu’on allait faire dans les prochains mois, voire les prochaines années et soudain la réalité que l’avenir est un exercice d’imagination, parce qu’il nous échappe, devient très palpable. On nous vole l’idée de planifier l’avenir. Je me suis dit qu’il fallait que dans la pièce je sois capable de planifier un avenir. Bien sûr c’est un avenir dystopique de dire qu’en 2028 le Portugal est un pays qui a donné la majorité absolue à l’extrême droite et qui va changer sa constitution. C’est le point de départ de la pièce. Ça nous permettait d’imaginer ce qu’il fallait faire dans la vie pour que cette pièce devienne une pièce complètement fictionnelle en 2028. J’espère que ce que j’ai écrit n’est pas prophétique, que j’étais complètement à côté de la plaque.
Ça a permis aussi de prendre beaucoup plus de liberté dans la fiction de la pièce. Elle a une dimension de provocation, que le titre déjà affirme.

– Quelle est l’histoire de Catarina ?

C’est l’histoire d’une famille où la moralité est inversée et où les gens tuent, tous les ans, lors d’une grande fête, un fasciste qu’ils ont kidnappé. C’est une tradition depuis 60 ans. Dans la pièce c’est le jour d’assassiner son fasciste et la famille s’est réunie dans la maison familiale au sud du Portugal. Mais, étrangement, la jeune fille de la famille, qui doit tuer pour la première fois, a des doutes et les exprime. Le conflit explose, la famille se désintègre lorsque Catarina se demande si ce n’est pas une erreur fondamentale de tuer quelqu’un et si toutes les vies ne se valaient pas, même celle d’un fasciste.
Cette pièce a été au Portugal au centre de beaucoup de controverses, qui ont dépassé largement les pages culturelles des journaux. C’est devenu un phénomène de débats, avant même sa première. Elle a fait polémique aussi dans d’autres pays, notamment en Italie où le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, le parti qui est maintenant en tête dans les sondages pour les législatives, a demandé à l’Assemblée nationale d’interdire cette pièce quand elle a été présentée à Rome.

C’est une pièce qui pose le dilemme des démocrates, le paradoxe de la tolérance

Toutes ces controverses partent du titre, en disant que c’est une pièce qui fait l’apologie de la violence, alors que, tout au contraire, je crois que c’est une pièce plutôt pacifiste et qui pose la question de la violence, qui pose le dilemme des démocrates, le paradoxe de la tolérance. C’est la grande question depuis des décennies : doit-on être intolérants vis-à-vis des intolérants ou doit-on jouer le jeu de la démocratie jusqu’au bout en étant tolérants même avec les intolérants, en prenant le risque presque certain de défaite et de perte de la démocratie ? C’est une pièce qui pose ce problème, qui questionne et qui en même temps raconte une histoire complètement fictionnelle, l’histoire de l’échec de la démocratie. Tout en pensant que si je suis suffisamment pessimiste sur scène je peux peut-être garder mon optimisme dans la rue.

– Votre autre actualité c’est votre prise de fonction à la direction du Festival d’Avignon. Un poste qui jusqu’à présent a toujours été occupé par des personnalités de nationalité française, qu’est-ce que cela révèle et et quels sont vos projets pour le Festival ?

C’est un énorme honneur et plaisir d’être nommé pour diriger ce que je considère le plus beau festival du monde, et sûrement l’un des plus importants festivals d’arts vivants au monde. Je pense que le fait d’être le premier étranger à être nommé à la tête du festival parle plus de la société française que de moi-même. Cela parle d’une société française d’accueil, de curiosité vers les autres cultures, d’ouverture, de diversité et de démocratie. Je suis heureux, en acceptant de diriger le Festival d’Avignon, de faire partie de cette société et de me battre pour cette vision de la République et de la démocratie. De le faire artistiquement bien sûr, avec toute la dimension politique qui n’est pas absente de tout le travail artistique. J’accepte cette responsabilité, avec la liberté avec laquelle je l’accepterais à Lisbonne ou à l’autre bout du monde. Je l’accepte en tant qu’artiste, en tant qu’organisateur, en tant que rassembleur de visions artistiques, esthétiques, éthiques, comme toujours quand on est à la tête d’un lieu qui appartient tellement au public et aux artistes, comme le Festival d’Avignon.
Au cours des prochains mois je m’exprimerai sur mes projets pour le Festival mais le plus important c’est que chaque directeur, chaque directrice, a la liberté d’interpréter un code génétique fort comme celui du Festival. C’est une vraie liberté, il y a encore de grandes idées urgentes, fondamentales, qui peuvent être interprétées à chaque époque.

– Quelles sont ces idées fondamentales ?

Il y a notamment cette idée, encore plus importante aujourd’hui, de décentralisation. Le Festival d’Avignon est un des grands symboles de décentralisation culturelle et artistique, qui doit être interprété au regard du territoire français et de l’Europe.
Qu’est-ce que ça veut dire de travailler dans des quartiers qui se sentent abandonnés par la démocratie, de travailler dans les territoires où il y a des gens qui ne se sentent pas représentés ? Le problème de la représentativité c’est un problème que les arts et la culture peuvent traiter de façon très singulière. La question de la démocratisation de l’accès à la culture est un travail permanent, qui ne s’arrête jamais. Les obstacles qui se posent sont toujours nouveaux.

Dans le contexte de retour à une vie post pandémie, la question de la présence physique, de l’expérience du réel artistique et civique en présence est une question cruciale.
Le Festival d’Avignon est l’un des grands laboratoires au monde pour rechercher comment être ensemble, comment être ensemble autrement, comment être ensemble à l’avenir. Comment les corps venus de partout peuvent se rencontrer dans un même endroit et quelles sont les possibilités de rencontres physiques.
Avignon, c’est ce mariage absolument merveilleux entre la proposition de forme exigeante et un projet d’accès démocratique à un théâtre populaire. C’est un projet utopique, mais c’est une caractéristique génétique d’Avignon depuis 1947 avec Jean Vilar jusqu’à nos jours. Cela a été interprété, cela a évolué, mais l’essence est intacte.

Quand on rentre dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, oui il y a eu des papes mais il y a aussi eu Castelluci, Ariane Mnouchkine, une bonne partie de ce qui a marqué l’histoire du théâtre européen et mondial des dernières décennies.

Bien sûr aussi, Avignon est un lieu où on innove, où on recherche l’avenir, parce qu’on a de la mémoire, parce qu’on n’a pas seulement le patrimoine des bâtiments, ces cours, ces cloîtres, toute cette ville médiévale, mais aussi l’histoire du Festival même, les 77 ans en 2023 du Festival d’Avignon qui est aussi une partie de l’Histoire. Quand on rentre dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, oui il y a eu des papes mais il y a aussi eu Castelluci, Ariane Mnouchkine, une bonne partie de ce qui a marqué l’histoire du théâtre européen et mondial des dernières décennies. C’est dans les musées que l’on peut monter les meilleurs laboratoires de recherche de l’avenir, c’est quelque chose qui est très présent à Avignon, qui fait ce court circuit entre le passé et l’avenir, avec une forme du présent qui est le théâtre, la danse, les arts vivants, la musique, la performance… Avec la présence, dans le présent, d’un public passionné.

– Vous êtes un artiste, il n’y en a eu que trois à la tête du Festival, comment allez vous concilier votre activité d’artiste et de directeur ?

En tant qu’artiste je comprends que quand on accepte le défi de diriger un festival comme le Festival d’Avignon, d’être à la tête d’une telle aventure, cela veut dire que notre travail artistique se met au service de cette aventure et jamais l’inverse. Bien sûr quand j’ai été nommé, je l’ai été aussi parce que je suis artiste. Je sais que la possibilité qui s’est posée d’envisager ma candidature l’a été aussi en raison de mon expérience à la tête du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne et de la direction de compagnies, mais surtout à cause de mon parcours et de ma vision artistiques.
Le plus important n’est que l’on soit ou non artiste pour diriger le Festival d’Avignon, le plus important c’est de comprendre ce qu’est le Festival et qu’on laisse la parole aux artistes, parole qui doit être partagée avec le public, qu’on comprend la passion énorme qui anime le Festival d’Avignon et qu’on met notre sensibilité, notre expérience au service d’une idée de liberté artistique, de débats, de rencontre, de rassemblement autour du théâtre et des arts vivants.
Je ne veux pas pratiquer de la fausse modestie mais il faut aussi diminuer la personnalisation de la direction d’un Festival comme Avignon. Bien sûr un directeur ou une directrice incarne un rôle de direction, doit travailler comme un fou pour défendre ce festival, mais si on a une équipe aussi extraordinaire que celle du festival, si on a des artistes partout dans le monde, si on est curieux et attentif, si on fait notre travail, on pourrait faire à chaque édition 10 autres programmations aussi intéressantes et passionnantes. Le plus important c’est d’avoir un vrai amour du festival et de travailler le plus possible. Je vais travailler jusqu’à la limite de mes forces pour ce festival. A chaque édition cela doit être une fête de la liberté de penser, une fête qui touche parfois des problématiques difficiles, mais qui garde aussi cette capacité d’être une fête, parce qu’on a besoin de vivre la fête, de pouvoir discuter les uns avec les autres autour d’une oeuvre d’art.

– Autre fête qui a eu lieu cette année, c’est la Saison France-Portugal 2022, quel regard portez vous sur cette manifestation ?

L’idée de saisons croisées permet d’approfondir des liens en ouvrant les fenêtres de la curiosité vers ceux que l’on ne connait pas encore. Ça permet d’aller plus loin là où l’on connait déjà les autres et ça permet de découvrir énormément. Je n’ai pas de doute qu’il. y a pas mal de lieux culturels portugais, spectateurs portugais, artistes portugais qui regardent la France autrement à la fin de cette Saison et vice versa. Je pense que c’est le but d’une saison croisée de satisfaire et exciter la curiosité vers l’autre.

Quand les commissaires feront leur bilan, elles pourront très objectivement dire qu’il y a un résultat : Tiago Rodrigues a émigré, la Saison était vraiment croisée !

– Comment l’avez-vous vécue personnellement ?

J’ai vécu cette Saison d’une façon très particulière parce qu’elle se déroule pendant un moment biographiquement important pour moi. Je suis comme une petite anecdote de la Saison parce que je la commence en partant du Théâtre national de Lisbonne. J’ai eu la possibilité de discuter avec les commissaires françaises et portugaises, avec des partenaires et des artistes français, de la Saison croisée au Théâtre national de Lisbonne alors qu’avant même la fin de la Saison, je suis au Festival d’Avignon ! Et je fais partie aussi de la Saison en tant qu’artiste. D’un point de vue personnel, c’est curieux que cette Saison se déroule alors que moi j’émigre du Portugal vers la France et c’est la première émigration de ma vie. C’est la première fois que je vais vivre dans un autre pays, et quel pays ? Celui de la Saison croisée. Quand les commissaires feront leur bilan, elles pourront très objectivement dire qu’il y a un résultat : Tiago Rodrigues a émigré, la Saison était vraiment croisée ! (rires)

Au Théâtre national de Lisbonne on a pu, grâce à la Saison, présenter plusieurs projets très importants, qui sont maintenant en place avec la nouvelle direction. C’était très important de pouvoir faire venir Caroline Guiela Nguyen pour la première fois au Portugal. Ça c’est un résultat de la Saison France-Portugal ! On essayait depuis des années d’introduire Caroline auprès du public portugais. Ses spectacles, Saïgon au Théâtre national et Fraternité, conte fantastique au Théâtre municipal Sao Luis ont été un énorme succès. Pour moi, c’est l’exemple de quelque chose qu’on n’aurait pas pu faire sans le contexte institutionnel et politique de la Saison. Cela a créé une énorme attention sur la création française au Portugal et vice-versa. C’était vraiment important aussi d’arriver, avant de partir, à présenter deux artistes, Caroline Guiela Nguyen, pour la première fois, et Joël Pommerat, déjà habitué des salles portugaises, mais avec un spectacle,  Ça ira, fin de Louis, qui viendra pour la première fois au Portugal, en clôture de la Saison. C’est un spectacle qu’on poursuivait depuis des années mais c’était très compliqué de le faire venir. Ce sont deux exemples qui permettent de créer les fondations pour des projets et des collaborations à venir, notamment entre structures et artistes portugais et français. C’était aussi très important d’observer pendant la Saison croisée comment cette idée de collaboration, de rencontres qui peut produire un avenir ensemble, était cruciale à plusieurs niveaux. C’est une des caractéristiques très intéressantes des saisons croisées.

– Il y a aussi un autre artiste portugais qui est arrivé en France, Tiago Guedes, nommé il y a quelques semaines à la tête de la Maison de la danse et de la biennale de Lyon, est ce que cela est symbolique de la place croissante des artistes portugais, non issus de l’immigration, en France ? Est-ce que cela traduit un mouvement ?

J’hésite à l’appeler un mouvement, parce qu’un mouvement aurait une espèce de connotation d’orchestration, un mouvement s’organise. Ce n’est pas quelque chose qui s’est organisé, c’est quelque chose qui s’est produit et qui, je pense, parle plus de la société française et du système par exemple des théâtres et de la culture française, qui est une curiosité pour les autres pays. Cette capacité de se laisser interpeler par d’autres visions, d’autres façons de faire, de s’enrichir de ça, de les absorber, d’observer ce qu’il se passe. Je rajouterai un troisième nom, celui de Francesca Corona, au Festival d’Automne à Paris (nommée directrice artistique NDLR). Elle n’est pas portugaise mais son travail à Rome a été observé et cela a permis que maintenant elle opère en France. Elle, comme Tiago Guedes ou moi-même nous étions déjà bien implantés en France. Ce qui s’opère c’est un geste d’ouverture de la France, qui n’est pas nouveau. Dans le cas des Portugais, c’est aussi la reconnaissance de l’influence que la France a eu pour toute une génération d’artistes du théâtre et de la danse, mais pas seulement. La France est l’une des premières extensions possibles du mapa mundi, du territoire, c’est l’un des possibles publics après le public portugais pour des artistes portugais. Parce qu’il y a une écoute, une curiosité.

J’ai pu en discuter avec Tiago Guedes après son arrivée à Lyon, c’est intéressant d’analyser ce que ça fait par exemple, à un niveau infime bien sûr parce que ce n’est pas un phénomène de masse, de la vision que l’on peut avoir de la communauté luso descendante en France, qu’est-ce que ça peut raconter à cette communauté ou à propos de cette communauté, cette arrivée de Portugais qui viennent travailler en France alors qu’ils ne sont pas issus de l’immigration ? Qu’est ce que ça raconte d’une idée du Portugal pour les Français, pour la société française ? C’est très intéressant que l’on puisse vivre en même temps cette image qu’un Portugais est celui qui habite dans mon quartier depuis toujours, à côté de moi, mais un Portugais c’est aussi celui qui dirige le Festival d’Avignon. Cela parle du Portugal, de ce qu’il est, de ce qu’est l’immigration portugaise aujourd’hui. Il y a une nouvelle immigration, depuis une dizaine d’années, qui est une immigration très qualifiée et qui vit différemment son arrivée dans les autres pays. Cela parle aussi de la société portugaise et de ce qu’est devenu le Portugal dans le monde. Les enjeux ont changé. Ce n’est plus cette immigration économique des années 50/60.

– Quel sentiment cela vous inspire vis-à-vis de votre propre migration ?

Une grande partie de ma famille a émigré en France dans ces années-là et habite encore aujourd’hui en France et leurs enfants et petits enfants sont français. J’ai plus de cousins à Paris qu’à Lisbonne. Même si mon père, pendant un temps, a été exilé politique en France, ensuite il est rentré. J’ai toujours vécu au Portugal.
Pour moi c’était déjà une grande fierté quand je trouvais des spectateurs luso descendants qui étaient surpris qu’un artiste portugais soit présenté en France, maintenant je suis encore plus fier. J’ai eu beaucoup de messages de luso descendants français qui exprimaient leur fierté quand j’ai été nommé à Avignon. Cette notion d’appartenance, d’approfondissement des liens entre les pays, c’est très important, notamment pour les enfants d’immigrés.
C’est, encore une fois, un symptôme d’une société qui donne de la valeur à la diversité, à la liberté de penser, aux rencontres de cultures, d’expériences différentes, c’est l’une des grandes qualités de nos sociétés, la portugaise et la française. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis ravi de me battre et de travailler jusqu’au bout pour que le festival d’Avignon soit cet espace où les gens regardent ensemble, en toute égalité, une pièce de théâtre et après discutent avec leurs différents regards et expériences ce qu’ils ont vécu ensemble.

 

Propos recueillis par Christine Rosas

Le Portugal au Festival d’Automne

Dans la mesure de l’impossible

Portrait-Tiago-Rodrigues-@Ferreira