Tiago Rodrigues


Le metteur en scène, tout nouveau directeur du Festival d’Avignon, nous livre ses ressentis sur son futur rôle, ses dernières créations, sur la Saison France-Portugal 2022. A travers le prisme de la culture et de la création, il porte un regard sur nos sociétés contemporaines.

– Votre actualité immédiate ce sont les deux spectacles présentés au Festival d’Automne à Paris, dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022 : Dans la mesure de l’impossible, au Théâtre de l’Odéon à partir du 20 septembre, puis en tournée, et Catarina et la beauté de tuer des fascistes, aux Bouffes du Nord en octobre.
Comment pourriez-vous les définir ?

Dans la mesure de l’impossible, c’est mon spectacle le plus récent, créé en février dernier à la Comédie de Genève. C’est le résultat d’une recherche auprès d’une trentaine d’humanitaires, surtout du Comité International de la Croix Rouge et de Médecins sans frontières. C’était un projet qui initialement allait se faire en observation sur le terrain mais le Covid a empêché cette recherche. Je me suis dit que c’était quand même important de faire le spectacle même, et surtout, dans les circonstances difficiles comme celle de la pandémie. Les humanitaires eux-mêmes ne travaillent jamais dans des conditions idéales, doivent faire face à des contraintes importantes, en situation de conflit, d’urgence, On a décidé, avec toute l’équipe du spectacle, au lieu de me faire voyager pour observer, de faire venir ces humanitaires dans la salle de répétition de la Comédie de Genève et de les interviewer tous ensemble. Ça a beaucoup changé le projet.

– Quel était l’objectif ?

On voulait comprendre cette expérience parfois limite, extrême des humanitaires qui vont partout dans le monde ou parfois dans leur propre pays. On en a interviewé une trentaine pour comprendre si cette expérience, très proche de la catastrophe, du danger, de la souffrance, de la violence parfois, transformait leur regard sur le monde, alors qu’ils ont, pour la plupart d’entre eux, cette expérience d’être entre deux mondes : un monde où il y a l’accès aux choses essentielles et un monde où tout manque.

Raconter l’histoire de quelqu’un qui racontait une histoire nous a libérés et permis de trouver la beauté et le plaisir qu’on peut trouver dans une histoire tragique.

– Le fait que vous n’ayez pu être sur le terrain vous a donc contraint à observer un récit et non pas des actions ?

On a fini par faire une pièce qui ne parle pas du monde mais qui parle de la façon dont les humanitaires décrivent le monde tel qu’ils le connaissent et la façon dont nous, des artistes de théâtre, pouvons filtrer, traduire vers la scène cette parole qui appartient aux humanitaires mêmes. En ce sens, c’est aussi une pièce sur une façon de parler du monde.
C’est plus proche de ce que moi je cherchais à faire avec ce projet, plus qu’une recherche journalistique sur le terrain. C’est un peu comme les Mille et une nuits, on est toujours en train de raconter l’histoire de quelqu’un qui raconte une histoire, on ne parle jamais directement, on ne parle jamais d’une catastrophe, d’un conflit, d’un dilemme vécu, on parle toujours de quelqu’un qui nous raconte ce qu’elle iu il a vécu. Raconter l’histoire de quelqu’un qui racontait une histoire nous a libérés et permis de trouver la beauté et le plaisir qu’on peut trouver dans une histoire tragique.

– Le deuxième spectacle, c’est Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Une pièce qui a fait polémique…

Catarina et la beauté de tuer des fascistes c’est une création, également fruit de la pandémie. Elle a été créée en septembre 2020. Après plusieurs reports à cause de la pandémie,  elle arrive à Paris, au Festival d’Automne et dans d’autres théâtres français qui ont coproduit le spectacle, à Toulouse, à Cherbourg, à Caen… deux ans après la date initialement prévue. Cette pièce parle de la menace de la montée des extrémismes d’extrême droite, du populisme d’extrême droite d’inspiration fasciste mais aussi de la façon dont cette menace à la démocratie nous pose des questions sur la place de la violence et de l’illégalité comme possibilité de défense de la démocratie, soit à travers la lutte armée, soit à travers la violence. Ce sont des questions pour moi très profondes dans notre société européenne aujourd’hui. Malheureusement, même avec un report de deux ans, la pièce n’a pas perdu son actualité, pas seulement au Portugal mais aussi en France.

– Dans la mesure de l’impossible  parle du réel, Catarina est une fiction ?

Il y a beaucoup de recherches aussi dans Catarina, sur la montée des populismes partout dans le monde mais, contrairement à Dans la mesure de l’impossible, c’est une pièce profondément fictionnelle, même s’il y a des points de contacts avec l’histoire de la résistance antifasciste au Portugal pendant la dictature au XXème siècle.
C’est un portrait dystopique de la société portugaise en 2028, où le résultat des élections législatives c’est une majorité absolue de l’extrême droite d’inspiration fasciste. Cette projection dystopique est le résultat aussi de la pandémie. Quand j’ai commencé à écrire la pièce, avant le Covid, on était en début de répétition en février/mars 2020 et j’écrivais très nourri par le fait qu’au Portugal, lors des législatives d’octobre 2019, il y avait eu, pour la première fois depuis la révolution et le début de la démocratie, un élu d’extrême droite à l’assemblée nationale portugaise. Ça a été un choc pour moi comme pour beaucoup de Portugais qui avaient presque une fierté de dire qu’ « au Portugal, l’extrême droite n’a pas d’expression, on est immunisé par rapport à ce problème européen ». Soudain on ne l’était plus. Pour la première fois il y avait une expression, une représentativité de cette force antidémocratique que l’on peut encore trouver dans la société portugaise. C’est à la fois un résidu presque archéologique de 48 ans de dictature mais aussi une émergence d’un populisme du XXIème siècle, qu’on trouve chez Bolsonaro au Brésil, Trump aux Etats-Unis, et dans beaucoup de pays européens. Cela menace la construction européenne au-delà de menacer bien sûr la paix, la démocratie, les libertés et les droits des citoyens.

– Comment procédez-vous pour l’écriture et la mise en scène ?

Je travaille toujours en collaboration avec toute l’équipe. Je discute beaucoup pour écrire mes pièces. J’écris au fur et à mesure des répétitions. Pour Catarina il y avait beaucoup de débats politiques dans la salle de répétition, beaucoup de recherches, de lectures. Je me disais « on va écrire sur le moment présent, sur l’aujourd’hui, sur la première page du journal ». J’ai commencé à écrire la pièce et soudain, premier confinement, on ne sait pas ce qu’on va faire pour la pièce, comment on va répéter…
On essaie de faire quelques visios mais on n’arrive pas à faire du théâtre en visio. On est coincé. J’ai beaucoup parlé au téléphone avec les acteurs.
Notre vie était bien organisée, on savait ce qu’on allait faire dans les prochains mois, voire les prochaines années et soudain la réalité que l’avenir est un exercice d’imagination, parce qu’il nous échappe, devient très palpable. On nous vole l’idée de planifier l’avenir. Je me suis dit qu’il fallait que dans la pièce je sois capable de planifier un avenir. Bien sûr c’est un avenir dystopique de dire qu’en 2028 le Portugal est un pays qui a donné la majorité absolue à l’extrême droite et qui va changer sa constitution. C’est le point de départ de la pièce. Ça nous permettait d’imaginer ce qu’il fallait faire dans la vie pour que cette pièce devienne une pièce complètement fictionnelle en 2028. J’espère que ce que j’ai écrit n’est pas prophétique, que j’étais complètement à côté de la plaque.
Ça a permis aussi de prendre beaucoup plus de liberté dans la fiction de la pièce. Elle a une dimension de provocation, que le titre déjà affirme.

– Quelle est l’histoire de Catarina ?

C’est l’histoire d’une famille où la moralité est inversée et où les gens tuent, tous les ans, lors d’une grande fête, un fasciste qu’ils ont kidnappé. C’est une tradition depuis 60 ans. Dans la pièce c’est le jour d’assassiner son fasciste et la famille s’est réunie dans la maison familiale au sud du Portugal. Mais, étrangement, la jeune fille de la famille, qui doit tuer pour la première fois, a des doutes et les exprime. Le conflit explose, la famille se désintègre lorsque Catarina se demande si ce n’est pas une erreur fondamentale de tuer quelqu’un et si toutes les vies ne se valaient pas, même celle d’un fasciste.
Cette pièce a été au Portugal au centre de beaucoup de controverses, qui ont dépassé largement les pages culturelles des journaux. C’est devenu un phénomène de débats, avant même sa première. Elle a fait polémique aussi dans d’autres pays, notamment en Italie où le parti d’extrême droite Fratelli d’Italia, le parti qui est maintenant en tête dans les sondages pour les législatives, a demandé à l’Assemblée nationale d’interdire cette pièce quand elle a été présentée à Rome.

C’est une pièce qui pose le dilemme des démocrates, le paradoxe de la tolérance

Toutes ces controverses partent du titre, en disant que c’est une pièce qui fait l’apologie de la violence, alors que, tout au contraire, je crois que c’est une pièce plutôt pacifiste et qui pose la question de la violence, qui pose le dilemme des démocrates, le paradoxe de la tolérance. C’est la grande question depuis des décennies : doit-on être intolérants vis-à-vis des intolérants ou doit-on jouer le jeu de la démocratie jusqu’au bout en étant tolérants même avec les intolérants, en prenant le risque presque certain de défaite et de perte de la démocratie ? C’est une pièce qui pose ce problème, qui questionne et qui en même temps raconte une histoire complètement fictionnelle, l’histoire de l’échec de la démocratie. Tout en pensant que si je suis suffisamment pessimiste sur scène je peux peut-être garder mon optimisme dans la rue.

– Votre autre actualité c’est votre prise de fonction à la direction du Festival d’Avignon. Un poste qui jusqu’à présent a toujours été occupé par des personnalités de nationalité française, qu’est-ce que cela révèle et et quels sont vos projets pour le Festival ?

C’est un énorme honneur et plaisir d’être nommé pour diriger ce que je considère le plus beau festival du monde, et sûrement l’un des plus importants festivals d’arts vivants au monde. Je pense que le fait d’être le premier étranger à être nommé à la tête du festival parle plus de la société française que de moi-même. Cela parle d’une société française d’accueil, de curiosité vers les autres cultures, d’ouverture, de diversité et de démocratie. Je suis heureux, en acceptant de diriger le Festival d’Avignon, de faire partie de cette société et de me battre pour cette vision de la République et de la démocratie. De le faire artistiquement bien sûr, avec toute la dimension politique qui n’est pas absente de tout le travail artistique. J’accepte cette responsabilité, avec la liberté avec laquelle je l’accepterais à Lisbonne ou à l’autre bout du monde. Je l’accepte en tant qu’artiste, en tant qu’organisateur, en tant que rassembleur de visions artistiques, esthétiques, éthiques, comme toujours quand on est à la tête d’un lieu qui appartient tellement au public et aux artistes, comme le Festival d’Avignon.
Au cours des prochains mois je m’exprimerai sur mes projets pour le Festival mais le plus important c’est que chaque directeur, chaque directrice, a la liberté d’interpréter un code génétique fort comme celui du Festival. C’est une vraie liberté, il y a encore de grandes idées urgentes, fondamentales, qui peuvent être interprétées à chaque époque.

– Quelles sont ces idées fondamentales ?

Il y a notamment cette idée, encore plus importante aujourd’hui, de décentralisation. Le Festival d’Avignon est un des grands symboles de décentralisation culturelle et artistique, qui doit être interprété au regard du territoire français et de l’Europe.
Qu’est-ce que ça veut dire de travailler dans des quartiers qui se sentent abandonnés par la démocratie, de travailler dans les territoires où il y a des gens qui ne se sentent pas représentés ? Le problème de la représentativité c’est un problème que les arts et la culture peuvent traiter de façon très singulière. La question de la démocratisation de l’accès à la culture est un travail permanent, qui ne s’arrête jamais. Les obstacles qui se posent sont toujours nouveaux.

Dans le contexte de retour à une vie post pandémie, la question de la présence physique, de l’expérience du réel artistique et civique en présence est une question cruciale.
Le Festival d’Avignon est l’un des grands laboratoires au monde pour rechercher comment être ensemble, comment être ensemble autrement, comment être ensemble à l’avenir. Comment les corps venus de partout peuvent se rencontrer dans un même endroit et quelles sont les possibilités de rencontres physiques.
Avignon, c’est ce mariage absolument merveilleux entre la proposition de forme exigeante et un projet d’accès démocratique à un théâtre populaire. C’est un projet utopique, mais c’est une caractéristique génétique d’Avignon depuis 1947 avec Jean Vilar jusqu’à nos jours. Cela a été interprété, cela a évolué, mais l’essence est intacte.

Quand on rentre dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, oui il y a eu des papes mais il y a aussi eu Castelluci, Ariane Mnouchkine, une bonne partie de ce qui a marqué l’histoire du théâtre européen et mondial des dernières décennies.

Bien sûr aussi, Avignon est un lieu où on innove, où on recherche l’avenir, parce qu’on a de la mémoire, parce qu’on n’a pas seulement le patrimoine des bâtiments, ces cours, ces cloîtres, toute cette ville médiévale, mais aussi l’histoire du Festival même, les 77 ans en 2023 du Festival d’Avignon qui est aussi une partie de l’Histoire. Quand on rentre dans la Cour d’honneur du Palais des Papes, oui il y a eu des papes mais il y a aussi eu Castelluci, Ariane Mnouchkine, une bonne partie de ce qui a marqué l’histoire du théâtre européen et mondial des dernières décennies. C’est dans les musées que l’on peut monter les meilleurs laboratoires de recherche de l’avenir, c’est quelque chose qui est très présent à Avignon, qui fait ce court circuit entre le passé et l’avenir, avec une forme du présent qui est le théâtre, la danse, les arts vivants, la musique, la performance… Avec la présence, dans le présent, d’un public passionné.

– Vous êtes un artiste, il n’y en a eu que trois à la tête du Festival, comment allez vous concilier votre activité d’artiste et de directeur ?

En tant qu’artiste je comprends que quand on accepte le défi de diriger un festival comme le Festival d’Avignon, d’être à la tête d’une telle aventure, cela veut dire que notre travail artistique se met au service de cette aventure et jamais l’inverse. Bien sûr quand j’ai été nommé, je l’ai été aussi parce que je suis artiste. Je sais que la possibilité qui s’est posée d’envisager ma candidature l’a été aussi en raison de mon expérience à la tête du Théâtre National Dona Maria II de Lisbonne et de la direction de compagnies, mais surtout à cause de mon parcours et de ma vision artistiques.
Le plus important n’est que l’on soit ou non artiste pour diriger le Festival d’Avignon, le plus important c’est de comprendre ce qu’est le Festival et qu’on laisse la parole aux artistes, parole qui doit être partagée avec le public, qu’on comprend la passion énorme qui anime le Festival d’Avignon et qu’on met notre sensibilité, notre expérience au service d’une idée de liberté artistique, de débats, de rencontre, de rassemblement autour du théâtre et des arts vivants.
Je ne veux pas pratiquer de la fausse modestie mais il faut aussi diminuer la personnalisation de la direction d’un Festival comme Avignon. Bien sûr un directeur ou une directrice incarne un rôle de direction, doit travailler comme un fou pour défendre ce festival, mais si on a une équipe aussi extraordinaire que celle du festival, si on a des artistes partout dans le monde, si on est curieux et attentif, si on fait notre travail, on pourrait faire à chaque édition 10 autres programmations aussi intéressantes et passionnantes. Le plus important c’est d’avoir un vrai amour du festival et de travailler le plus possible. Je vais travailler jusqu’à la limite de mes forces pour ce festival. A chaque édition cela doit être une fête de la liberté de penser, une fête qui touche parfois des problématiques difficiles, mais qui garde aussi cette capacité d’être une fête, parce qu’on a besoin de vivre la fête, de pouvoir discuter les uns avec les autres autour d’une oeuvre d’art.

– Autre fête qui a eu lieu cette année, c’est la Saison France-Portugal 2022, quel regard portez vous sur cette manifestation ?

L’idée de saisons croisées permet d’approfondir des liens en ouvrant les fenêtres de la curiosité vers ceux que l’on ne connait pas encore. Ça permet d’aller plus loin là où l’on connait déjà les autres et ça permet de découvrir énormément. Je n’ai pas de doute qu’il. y a pas mal de lieux culturels portugais, spectateurs portugais, artistes portugais qui regardent la France autrement à la fin de cette Saison et vice versa. Je pense que c’est le but d’une saison croisée de satisfaire et exciter la curiosité vers l’autre.

Quand les commissaires feront leur bilan, elles pourront très objectivement dire qu’il y a un résultat : Tiago Rodrigues a émigré, la Saison était vraiment croisée !

– Comment l’avez-vous vécue personnellement ?

J’ai vécu cette Saison d’une façon très particulière parce qu’elle se déroule pendant un moment biographiquement important pour moi. Je suis comme une petite anecdote de la Saison parce que je la commence en partant du Théâtre national de Lisbonne. J’ai eu la possibilité de discuter avec les commissaires françaises et portugaises, avec des partenaires et des artistes français, de la Saison croisée au Théâtre national de Lisbonne alors qu’avant même la fin de la Saison, je suis au Festival d’Avignon ! Et je fais partie aussi de la Saison en tant qu’artiste. D’un point de vue personnel, c’est curieux que cette Saison se déroule alors que moi j’émigre du Portugal vers la France et c’est la première émigration de ma vie. C’est la première fois que je vais vivre dans un autre pays, et quel pays ? Celui de la Saison croisée. Quand les commissaires feront leur bilan, elles pourront très objectivement dire qu’il y a un résultat : Tiago Rodrigues a émigré, la Saison était vraiment croisée ! (rires)

Au Théâtre national de Lisbonne on a pu, grâce à la Saison, présenter plusieurs projets très importants, qui sont maintenant en place avec la nouvelle direction. C’était très important de pouvoir faire venir Caroline Guiela Nguyen pour la première fois au Portugal. Ça c’est un résultat de la Saison France-Portugal ! On essayait depuis des années d’introduire Caroline auprès du public portugais. Ses spectacles, Saïgon au Théâtre national et Fraternité, conte fantastique au Théâtre municipal Sao Luis ont été un énorme succès. Pour moi, c’est l’exemple de quelque chose qu’on n’aurait pas pu faire sans le contexte institutionnel et politique de la Saison. Cela a créé une énorme attention sur la création française au Portugal et vice-versa. C’était vraiment important aussi d’arriver, avant de partir, à présenter deux artistes, Caroline Guiela Nguyen, pour la première fois, et Joël Pommerat, déjà habitué des salles portugaises, mais avec un spectacle,  Ça ira, fin de Louis, qui viendra pour la première fois au Portugal, en clôture de la Saison. C’est un spectacle qu’on poursuivait depuis des années mais c’était très compliqué de le faire venir. Ce sont deux exemples qui permettent de créer les fondations pour des projets et des collaborations à venir, notamment entre structures et artistes portugais et français. C’était aussi très important d’observer pendant la Saison croisée comment cette idée de collaboration, de rencontres qui peut produire un avenir ensemble, était cruciale à plusieurs niveaux. C’est une des caractéristiques très intéressantes des saisons croisées.

– Il y a aussi un autre artiste portugais qui est arrivé en France, Tiago Guedes, nommé il y a quelques semaines à la tête de la Maison de la danse et de la biennale de Lyon, est ce que cela est symbolique de la place croissante des artistes portugais, non issus de l’immigration, en France ? Est-ce que cela traduit un mouvement ?

J’hésite à l’appeler un mouvement, parce qu’un mouvement aurait une espèce de connotation d’orchestration, un mouvement s’organise. Ce n’est pas quelque chose qui s’est organisé, c’est quelque chose qui s’est produit et qui, je pense, parle plus de la société française et du système par exemple des théâtres et de la culture française, qui est une curiosité pour les autres pays. Cette capacité de se laisser interpeler par d’autres visions, d’autres façons de faire, de s’enrichir de ça, de les absorber, d’observer ce qu’il se passe. Je rajouterai un troisième nom, celui de Francesca Corona, au Festival d’Automne à Paris (nommée directrice artistique NDLR). Elle n’est pas portugaise mais son travail à Rome a été observé et cela a permis que maintenant elle opère en France. Elle, comme Tiago Guedes ou moi-même nous étions déjà bien implantés en France. Ce qui s’opère c’est un geste d’ouverture de la France, qui n’est pas nouveau. Dans le cas des Portugais, c’est aussi la reconnaissance de l’influence que la France a eu pour toute une génération d’artistes du théâtre et de la danse, mais pas seulement. La France est l’une des premières extensions possibles du mapa mundi, du territoire, c’est l’un des possibles publics après le public portugais pour des artistes portugais. Parce qu’il y a une écoute, une curiosité.

J’ai pu en discuter avec Tiago Guedes après son arrivée à Lyon, c’est intéressant d’analyser ce que ça fait par exemple, à un niveau infime bien sûr parce que ce n’est pas un phénomène de masse, de la vision que l’on peut avoir de la communauté luso descendante en France, qu’est-ce que ça peut raconter à cette communauté ou à propos de cette communauté, cette arrivée de Portugais qui viennent travailler en France alors qu’ils ne sont pas issus de l’immigration ? Qu’est ce que ça raconte d’une idée du Portugal pour les Français, pour la société française ? C’est très intéressant que l’on puisse vivre en même temps cette image qu’un Portugais est celui qui habite dans mon quartier depuis toujours, à côté de moi, mais un Portugais c’est aussi celui qui dirige le Festival d’Avignon. Cela parle du Portugal, de ce qu’il est, de ce qu’est l’immigration portugaise aujourd’hui. Il y a une nouvelle immigration, depuis une dizaine d’années, qui est une immigration très qualifiée et qui vit différemment son arrivée dans les autres pays. Cela parle aussi de la société portugaise et de ce qu’est devenu le Portugal dans le monde. Les enjeux ont changé. Ce n’est plus cette immigration économique des années 50/60.

– Quel sentiment cela vous inspire vis-à-vis de votre propre migration ?

Une grande partie de ma famille a émigré en France dans ces années-là et habite encore aujourd’hui en France et leurs enfants et petits enfants sont français. J’ai plus de cousins à Paris qu’à Lisbonne. Même si mon père, pendant un temps, a été exilé politique en France, ensuite il est rentré. J’ai toujours vécu au Portugal.
Pour moi c’était déjà une grande fierté quand je trouvais des spectateurs luso descendants qui étaient surpris qu’un artiste portugais soit présenté en France, maintenant je suis encore plus fier. J’ai eu beaucoup de messages de luso descendants français qui exprimaient leur fierté quand j’ai été nommé à Avignon. Cette notion d’appartenance, d’approfondissement des liens entre les pays, c’est très important, notamment pour les enfants d’immigrés.
C’est, encore une fois, un symptôme d’une société qui donne de la valeur à la diversité, à la liberté de penser, aux rencontres de cultures, d’expériences différentes, c’est l’une des grandes qualités de nos sociétés, la portugaise et la française. C’est l’une des raisons pour lesquelles je suis ravi de me battre et de travailler jusqu’au bout pour que le festival d’Avignon soit cet espace où les gens regardent ensemble, en toute égalité, une pièce de théâtre et après discutent avec leurs différents regards et expériences ce qu’ils ont vécu ensemble.

 

Propos recueillis par Christine Rosas

Le Portugal au Festival d’Automne

Dans la mesure de l’impossible

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